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Fonds documentaire dynamique sur la
gouvernance des ressources naturelles de la planète

L’accaparement de terres à grande échelle dans le monde: le rôle des firmes multinationales

Un point sur le cadre légal et ses faiblesses

Rédigé par : Mathieu Perdriault

Date de rédaction :

Type de document : Article / document de vulgarisation

Documents sources

Cet article a été publié en 2011 en espagnol sous une forme réduite dans la revue TENDENCIA, EQUATEUR.

A. L’intérêt croissant pour les terres agricoles

Au cours des années 2007 et 2008, de plus en plus de médias se sont fait l’écho de l’obtention, par des intérêts publics ou privés, de droits fonciers sur de très grandes surfaces de terres, en particulier en Afrique, en Amérique latine et en Europe de l’Est.

Les membres de l’ONG GRAIN sont parmi les premiers à avoir noté la multiplication des articles de presse sur ce sujet. Ils l’ont révélée aux yeux de l’opinion publique mondiale en présentant, au mois d’octobre 2008, une compilation d’informations tirées des médias, plus ou moins croisées avec d’autres obtenues par le biais de contacts dans de nombreux pays.1

Ces prises de contrôle de terres ont d’emblée été mises en relation avec la volonté de certains États de sécuriser leurs approvisionnements alimentaires et/ou énergétiques, ainsi qu’avec des prévisions de hausse de la demande solvable sur les marchés de produits agricoles alimentaires et non alimentaires (en particulier dans les pays dits émergents: Inde,Chine, Brésil). La crise financière mondiale, causée par la crise du crédit hypothécaire aux États-Unis et la tentative de « diluer » les titres hypothécaires dans des produits d’investissement financiers nouveaux (achetés dans le monde entier), a aussi été pointée comme déterminante de l’explosion de ce phénomène. Elle a, en effet, conduit de nombreux investisseurs à changer leur appréciation des risques qu’ils encouraient à placer des capitaux dans le secteur agricole. C’est ainsi qu’au cours de l’année 2008 des banques d’investissement, des fonds de pensions, des gestionnaires de portefeuille, des fonds spéculatifs ont organisé des levées de capitaux et constitué des fonds d’investissement spécifiquement tournés vers le secteur agricole. Certains ont rapidement atteint plusieurs centaines de millions de dollars.

1. « Investissements », « cessions » ou « acquisitions » de droits fonciers, « accaparements » … Quels mots pour désigner les processus en cours ?

Les prises de contrôle de terres actuelles n’ont pas toute une finalité productive. Dans de nombreux cas, les terres ne sont pas mises en exploitation après qu’elles aient changé de main. Les motivations sont souvent de l’ordre de la pure spéculation en vue d’une cession ultérieure avantageuse des droits obtenus. Les prises de contrôle n’impliquent ainsi, très souvent, qu’un apport financier minimal. Cela peut être le cas y compris lorsque l’exploitation des ressources a lieu. Celle-ci peut, en effet, consister en une exploitation « minière » - comme dans le cas de coupes de bois à grande échelle ne nécessitant que peu de moyen - qui épuise la ressource en question en un temps bref sur la surface allouée. Ainsi, il ne s’agit donc pas toujours d’apporter capitaux et matériels pour créer une activité productive et durable à long terme … . L’emploi du terme investissement est donc inapproprié pour parler de manière générale des processus en cours.

Son utilisation brouille d’autant plus la perception des citoyens quant à l’intérêt de ces opérations pour la société dans son ensemble qu’on lui associe souvent des a priori positifs. Or, même lorsque les opérations considérées relèvent bien de l’investissement productif pensé pour durer, le mot ne désigne pas une entreprise aux retombées automatiquement favorables à la société dans son ensemble. Mais une opération qui ne vise qu’à assurer la meilleure rentabilité possible du capital investi et donc l’augmentation des seules ressources des détenteurs de ce capital.

Les expressions « acquisitions » et « cessions » de terres voire d’ « actifs » laissent, elles, penser que les prises de contrôle de terres relèvent d’un accord de toutes les parties concernées (scellé au travers d’une transaction monétaire). L’examen des projets démontre que c’est très loin d’être toujours le cas. Il suffit d’observer la situation dans quelques pays d’Afrique pour constater que les États, qui y sont généralement propriétaires en dernière instance de la terre, attribuent des territoires à des intérêts publics étrangers ou privés sans le moindre égard pour les populations qui s’y trouvent implantées depuis des générations (et dont les conditions d’existence dépendent directement de l’utilisation du foncier). En Amérique latine, quand bien même la transaction s’opère bien entre l’utilisateur antérieur effectif de la terre et l’acheteur, on sait que les rapports de forces économiques (et dans de nombreux cas physiques) sont si déséquilibrés qu’ils peuvent forcer à la vente toutes les volontés. Ainsi, il est aussi malhonnête d’évoquer ces processus au travers d’expressions qui font croire que les terres changent d’utilisateur dans l’assentiment général.

Ces processus donnent souvent lieu au passage d’un régime d’organisation collectif complexe de droits sur les différentes ressources d’un même territoire 2 un régime de droit exclusif et privatif où l’ensemble des droits d’usage se trouvent détenus par un individu ou une entreprise unique (phénomène d’appropriation). Mais il peut aussi s’agir de l’accumulation dans les mêmes mains de nombreux titres fonciers correspondant déjà à des droits individuels et exclusifs mais jusque-là détenus par un grand nombre de petits propriétaires ou locataires. Dans les deux cas, c’est à une concentration privative de très grandes surfaces de terres dans des mains toujours moins nombreuses que l’on assiste. Ce qui correspond strictement à la définition du mot « accaparement ». C’est celui qui paraît donc le plus juste pour désigner les phénomènes en cours. Car nous verrons que même lorsque les terres n’étaient pas utilisées auparavant, les retombées positives pour la collectivité sont rares.

2. Quelle est l’ampleur de l’accaparement des terres ?

Une équipe de recherche de la Banque mondiale a tenté récemment de le caractériser et de le quantifier. Devant les difficultés opposées au recueil des informations nécessaires (par les États comme les acteurs privés), et malgré plus d’un an de travail, ces chercheurs ont dû pour l’évaluer globalement s’en remettre aux articles de presse 3. Au seul vu d’informations dont des journalistes ont pu avoir connaissance à travers le monde, ils ont compté que plus de 56 millions d’hectares de terres ont été concernées en l’espace de quelques mois 4. C’est 30 fois plus que l’accroissement des surfaces cultivées observé dans le monde en moyenne chaque année, entre 1990 et 2007.

3. Les enjeux

Un milliard d’individus souffrent aujourd’hui de sous-nutrition, à cause non pas d’un manque de production d’aliments mais à cause de leur difficulté à acquérir ces derniers faute d’un revenu suffisant ou régulier. Ces individus sont, pour une très grande majorité d’entre eux, des ruraux. Leur source de revenu est plus ou moins directement liée à l’utilisation qu’ils peuvent faire des ressources naturelles et à la valorisation qu’ils peuvent en obtenir. L’accaparement ne peut que conduire à l’aggravation des conditions de vie de ces individus. C’est évident lorsqu’il implique l’éviction non ou mal compensée des utilisateurs antérieurs des ressources, mais c’est aussi le cas lorsque la nouvelle exploitation installée réemploie un certain nombre d’entre-eux et même lorsqu’il s’opère sur des terres inutilisées. Car l’accaparement généralise des modes de production industriels dont les corollaires sont la minimisation des « coûts » du travail pour l’employeur (le nombre d’employés et leur salaire) et, en régime d’échanges commerciaux toujours plus libéralisés, l’élimination à distance des petits producteurs qui ne peuvent rivaliser dès lors que les prix sont uniformisés.

Il faut songer aussi au caractère irréversible de ces processus destructeurs pour les sociétés rurales (leurs cultures, leurs savoirs et savoirs faire) et, par tant, pour les sociétés dans leur ensemble (vers quelles activités rémunératrices et quelle stabilité sociale l’exode rural mène ces ruraux ?). Mais aussi pour l’environnement, car l’objectif de rentabilité maximum à court terme qui dirige ces processus conduit les « investisseurs » à recourir à des pratiques de production incompatibles avec l’objectif de maintien des conditions écologiques d’existence de l’espèce humaine.

4. Qui sont les principaux accapareurs ?

L’équipe de la Banque mondiale citée précédemment estime, sur la foi de données médiatiques et d’un effort de recensement précis dans une quinzaine de pays, que ces prises de contrôle sont avant tout le fait d’agents économiques « domestiques » (des ressortissants du pays où se trouvent les terres concernées ou des entreprises enregistrées dans ce pays). Mais, aussitôt après avoir avancé cette affirmation dans leur rapport d’étude 5, les chercheurs précisent qu’il leur est impossible de connaître l’origine des capitaux réunis dans chaque projet foncier de grande échelle et donc la part d’investissement étranger.

Ils se heurtent ici à la grande complexité de la structure de leur capital. Il s’agit parfois, en effet, de montages associant de nombreux propriétaires de capitaux (actionnaires) différents. Propriétaires qui, lorsqu’ils sont des entreprises, sont eux-mêmes propriétés d’entités économiques et/ou individus divers. L’origine du capital se perd alors dans la construction des ensembles multinationaux.

Compte tenu des constats effectués dès 2008 quant à l’intérêt nouveau de puissances financières considérables pour les terres agricoles, on peut supposer que le rôle des capitaux transnationaux dans l’accaparement des terres à grande échelle est donc majeur.

Comment procèdent les détenteurs de ces capitaux ? Au travers d’opérations que les économistes appellent l’ « investissement étranger » : ils créent, dans d’autres pays, des entreprises nouvelles, rachètent, intégralement ou en partie (par rachat d’actions par exemple), des entreprises existantes ou encore leur apportent des capitaux supplémentaires pour les développer. Évoquer ces modalités revient à énoncer la définition du groupe privé multinational. Une firme multinationale (FMN) est un ensemble d’entités économiques privées liées par des relations de propriété qui en permettent la coordination au service d’un même groupe d’intérêts (la détention de parts de capital dans une entreprise conférant une influence plus ou moins grande sur ses décisions). La définition de la FMN rattache aussi à ces ensembles les entreprises qui s’engagent contractuellement à respecter des exigences relatives aux modes de production, aux volumes et aux prix des marchandises qu’elles échangent avec les autres entreprises du groupe.

Chaque entité constitutive du groupe multinational est juridiquement distincte des autres (c’est une personne morale, juridiquement enregistrée dans un pays donné). Mais cette segmentation juridique n’est en rien un obstacle à la cohérence du système économique qu’elles constituent ensemble, ni à la rentabilité du groupe pour les détenteurs de ses capitaux, tout au contraire. Les FMN jouent pleinement des avantages offerts dans tel ou tel pays et de l’absence de responsabilité juridique de chacune de leurs composantes à l’égard des agissements des autres que permet cette segmentation juridique internationale.

B. Quels sont les cadres de l’investissement étranger ?

Considérons trois sources de règles applicables aux investissements étrangers.

1. Les codes d’investissement

Les « codes d’investissement » sont établis par les États, ils ont valeur de lois nationales. Ils précisent les conditions générales que l’État réserve à l’investissement étranger. Ces codes listent notamment les règles fiscales, sociales et environnementales qui s’appliquent aux investissements et aux activités économiques auxquelles ces derniers donnent lieu.

Sur le plan de la fiscalité, les codes d’investissement prévoient systématiquement un régime favorable aux investisseurs. Ils exemptent leurs activités économiques de nombreuses taxes, en réduisent d’autres. Les références relatives au droit du travail précisées dans ces documents permettent bien souvent le recours aux formes statutaires de travail les plus précaires définis par la législation nationale. Les règles environnementales sont généralement symboliques.

2. Les accords d’investissement (ou « traités internationaux de promotion et de protection de l’investissement »)

Les accords d’investissement sont des accords internationaux, c’est-à-dire des accords passés entre des États. Ils établissent les conditions applicables à l’investissement dans l’un ou plusieurs des États « partie » à l’accord que réaliseront des investisseurs privés issus du ou des autres États.

Plusieurs milliers d’accords d’investissement (et volets traitant de l’investissement dans des accords commerciaux et économiques) ont été passés depuis les années 80, dans le monde entier. Ces textes aménagent systématiquement des garanties importantes pour la réalisation des retours sur investissement. On peut mentionner, à titre d’exemple, trois clauses récurrentes dans ces accords internationaux pour illustrer les garanties qu’ils apportent aux investisseurs :

  • La clause dite de « la nation la plus favorisée » établit que ne pourront pas être appliquées à un investissement étranger des conditions moins favorables que les conditions les plus favorables déjà accordées par l’État hôte de l’investissement à des investisseurs issus d’autres pays.

  • La clause dite du « traitement national » garantit, sur le même principe, que l’investisseur étranger ne se verra pas appliquer de moins bonnes conditions que les conditions les plus favorables dont peut bénéficier un investisseur domestique.

  • La clause relative à la protection de l’investisseur contre l’ « expropriation sans compensation » assure à l’investisseur, quant à elle, que toute expropriation dont il pourrait faire l’objet dans le futur sera « dûment » compensée par l’État hôte de l’investissement. L’interprétation de cette clause va couramment très au-delà de ce que l’acception classique du mot expropriation peut laisser supposer. Selon cette règle, en effet, tout événement affectant négativement le retour sur investissement réalisé par l’investisseur étranger peut donner lieu à compensation, quand bien même cet événement ne relève pas de mesures publiques directes (quand bien même il ne s’agit pas, par exemple, d’un retrait de droits d’exploitation ou fonciers). Cette clause a ainsi conduit des investisseurs à obtenir compensation dans le cas de grèves ou manifestations qui ont nui à leur activité économique … .

Toutes ces dispositions ont, par ailleurs, un effet permanent, par-delà les changements juridiques, règlementaires et politiques susceptibles d’advenir ultérieurement dans le pays hôte de l’investissement (à la suite de décisions qu’un nouveau gouvernement ou représentant de l’État pourraient prendre).

Souvent, ces accords internationaux identifient l’instance d’arbitrage compétente pour régler le différend qui pourrait opposer un investisseur à l’État du pays où l’investissement objet du différend est situé. C’est fréquemment le Centre International de Règlement des Différends liés à l’Investissement (CIRDI) qui est retenu par les parties.

3. Le contrat d’investissement

C’est le document qui précise les conditions dans lesquelles est effectué un investissement étranger particulier et les garanties spécifiques qui lui sont accordées. Il est signé par l’État ou l’instance publique compétente pour attribuer droit d’investissement et droits d’exploitation 6, et par la personne morale étrangère, privée (entreprise) ou publique (entreprises parapubliques, agences de développement…), qui effectue l’ « investissement ».

Dans le cas des investissements impliquant des prises de contrôle de terres à grande échelle, le contrat d’investissement peut préciser, par exemple, la surface des terres concernées et la nature des droits fonciers, forestiers et/ou miniers qui sont attribués : leur durée (quelques années, 99 ans, définitive…), leur forme (droit de location, bail emphytéotique, concession, droit de propriété…), éventuellement les limites apposées à l’usage des ressources sur lesquelles ces droits s’appliquent. Lorsqu’il en est exigé une par le pays hôte, la contrepartie de l’octroi des droits d’exploitation peut aussi être indiquée : montant des loyers ou valeur d’achat de la terre, ou nature des infrastructures que l’investisseur s’engage parfois à construire en échange des droits d’exploitation (routes, port, bâtiments…).

Les droits octroyés à l’investisseur quant à l’accès aux autres facteurs de production peuvent être mentionnés (droits d’accès à l’eau, réductions ou exonérations fiscales supplémentaires dont peuvent bénéficier les importations de matériels et biens de consommation intermédiaires nécessaires…), de même que les droits relatifs aux flux de produits et de capitaux issus du processus de production (droits d’exportation des biens et des capitaux et réduction ou exonérations fiscales afférentes…).

Le contrat d’investissement peut spécifier quel accord d’investissement international constitue la référence générale applicable à l’investissement concerné et, si cet accord ne la précise pas, l’instance judiciaire ou arbitrale compétente pour résoudre d’éventuels futurs différends. Il ne s’agit généralement pas d’instances relevant de l’appareil d’État du pays hôte.

On observe, dans les faits, une très grande hétérogénéité de formalisation des contrats d’investissement. Certains ne comportent que quelques pages et sont évasifs sur des points pourtant essentiels pour le pays « hôte ». Dans d’autres cas, lorsque la puissance publique d’accueil est avertie et son action au service de l’intérêt général plus effective, le contrat encadre précisément l’activité de l’investisseur. Il peut même prévoir un certain partage des bénéfices tirés de l’exploitation des ressources naturelles aux- quelles elle donne accès.

Ces différentes sources de droits applicables à l’investissement fixent donc très largement les conditions de la rentabilité des investissements étrangers : prix des droits d’exploitation fonciers, miniers et forestiers, prélèvements fiscaux sur l’activité économique (sur les bénéfices, sur les flux des capitaux et marchandises, sur les ressources exploitées…), règles relatives aux conditions de travail (sécurité) et au travail (salaires, durée hebdomadaire, stabilité de l’emploi…), et règles relatives à l’environnement.

Dans la grande majorité des cas, les pays concernés par les processus d’accaparement de terres acceptent que ces règles soient très favorables aux investisseurs, et cela très souvent aux dépens de la communauté nationale dans son ensemble et de son environnement. Les chercheurs de la Banque mondiale, comme de nombreux autres observateurs et analystes, identifient clairement comme une menace cette course des Etats au moins-disant économique, social et environnemental pour attirer à eux les investisseurs 7.

4. Le droit de l’investissement est un droit « dur »

Comment le respect des engagements qui forment le « droit international de l’investissement » est-il garanti ? Il est lié aux sentences d’instances arbitrales internationales. Le Centre International de Règlement des Différends liés à l’Investissement (CIRDI) est l’une de celles-ci. De nombreux accords d’investissement le désignent comme la structure compétente pour résoudre de tels conflits. Il s’avère que ses sentences sont le plus souvent en faveur des intérêts des investisseurs. Rien d’étonnant à cela, puisque les « valeurs » qui constituent la référence utilisée par l’arbitre pour guider son avis (le contenu des accords d’investissement et des contrats d’investissement) ne listent que des avantages promis par le pays hôte.

Cet arbitre est un gardien très fiable du respect de ce droit de l’investissement. Adossé au groupe Banque Mondiale qui est un bailleur international de fonds publics de nombreux pays dépendant de l’aide financière internationale, le CIRDI obtient sans difficulté le versement d’importantes compensations pour les investisseurs qui se plaignent auprès de lui des manquements des États hôtes à leurs engagements. Qu’une entreprise états-unienne demande au Costa Rica de lui verser compensation pour la part du territoire que ce dernier lui a repris afin de créer une réserve écologique et le CIRDI obtient du Costa Rica qu’il verse le montant jugé équivalent à son manque à gagner sur toute la période de la procédure, soit une dizaine d’année et quelques dizaines de millions de dollars 8.

5. Qu’en est-il de la responsabilité des entreprises au regard des droits fondamentaux ?

La FMN (l’ensemble des entreprises qui forment un tel groupe) n’a d’existence juridique pour aucun État. Elle n’a pas non plus la personnalité juridique internationale et n’est donc pas plus sujette du droit international de l’investissement (qui concerne les États et les « investisseurs », à savoir des entreprises à la personnalité juridique propre enregistrées dans tel ou tel pays) ni du droit international des droits de l’Homme qui, lui, ne concerne que des États.

Les groupes multinationaux pas plus que les entre- prises qui le constituent prises individuellement ne sont donc juridiquement responsables au regard du droit international des droits de l’Homme c’est-à-dire, par exemple, du droit à l’alimentation, du droit d’accès aux ressources naturelles, du droit à un habitat décent et cohérent avec sa propre culture… tous droits stipulés par les grands pactes internationaux (tels que celui relatif aux droits économiques sociaux et culturels par exemple).

Les cadres juridiques nationaux, en revanche, peuvent définir une certaine responsabilité juridique de l’entreprise au regard, selon les pays, d’un plus ou moins grand nombre de règles et de droits. Une entreprise filiale de groupe multinational qui assure, par exemple, l’exploitation agricole de terres dans un pays donné est ainsi, en principe, tenue de les respecter. Mais dans les pays les plus concernés par l’accaparement des terres, on constate souvent une grande carence des appareils judiciaires faute de ressources budgétaires, ainsi que la faiblesse des moyens des plaignants potentiels. La corruption est, d’un pays à l’autre, plus ou moins présente et, enfin, il faut garder à l’esprit que les investissements ont généralement le plein assentiment des pouvoirs politiques. Les poursuites y sont donc compliquées et les décisions judiciaires défaillantes.

Les cadres légaux des pays dits développés où se trouvent nombre de « sociétés-mères » de FMN offrent-ils alors des recours pour les personnes dont les droits ont été directement violés par les filiales ou pour leurs ressortissants désireux de porter plainte au nom de ces derniers ? Bien que certains dispositifs existent dans ce sens dans quelques pays, ils restent très marginaux et de portée réduite. Et l’on peut dire que la plupart des pays d’où provient l’investissement étranger aménagent largement l’irresponsabilité juridique des sociétés-mères au regard des agissements de leurs filiales à l’étranger.

Ainsi, des droits aussi fondamentaux que les droits stipulés par les pactes internationaux ne voient leur respect par des entités telles que les FMN, dont la portée des activités sur les travailleurs, les sociétés humaines et l’environnement est considérable, garanti par aucune instance coercitive dotée d’un pouvoir de sanction et à même d’imposer le versement de réparations. Les valeurs touchant aux aspects les plus fondamentaux de l’existence humaine relèvent d’un droit « mou » quand celles qui définissent la liberté et la sécurité de l’investissement privé relèvent d’un droit « dur ».

C. Les propositions d’orientations relatives aux multinationales pour lutter contre l’accaparement des terres à grande échelle

Les diverses orientations aujourd’hui proposées devant ces phénomènes se distinguent par un rapport différent à l’idée de souveraineté.

Pour certains (notamment la Banque mondiale, l’Organisation pour la Coopération Économique et le Développement et de très nombreux investisseurs), les groupes privés ne doivent pas se voir assigner d’obligations autres que les engagements pris dans les accords et contrats d’investissement et les règles fixées par les lois nationales à leur égard. Selon cette approche, les agissements des entreprises ne doivent être infléchis, hors de ces cadres, qu’à la faveur de leur bon vouloir. Il faut ici s’en remettre aux « codes de conduites » volontaires auxquels ils pourraient choisir de souscrire9, et à la vigilance des opinions publiques dont les dénonciations seraient, selon cette approche, le meilleur garant de l’amélioration des comportements des investisseurs. Le « risque réputationnel » est envisagé là comme un régulateur universel imparable. La plupart des sous- traitants, parce qu’anonymes, n’ont pourtant par grand chose à en craindre. Les sociétés-mères célèbres savent, elles, convaincre qu’il leur est impossible de contrôler toutes les entreprises avec lesquelles elles traitent… On peut dire de cette approche, au vu du résultat auquel conduisent les cadres actuels, qu’elle vise à permettre à la firme multinationale et à l’investisseur d’exercer une véritable souveraineté par-delà les frontières !

Pour d’autres, en revanche, il est aberrant et scandaleux que le droit et les garanties de l’investissement relèvent d’une justice dure et obligatoire (à laquelle les États ne peuvent pas se dérober), quand l’exercice des droits humains fondamentaux n’est, lui, pas effectivement protégé. L’indignation suscitée par cette situation conduit à des propositions qui découlent de deux appréciations différentes de la souveraineté. Pour les uns, il ne s’agirait que d’affirmer des souverainetés nationales. Les États, les pouvoirs politiques nationaux, doivent selon-eux reprendre chacun la main sur les puissances économiques et s’imposer face à l’influence des puissances politiques extérieures. L’action politique citoyenne, les mouvements sociaux, doivent obtenir qu’une volonté collective nationale s’impose aux acteurs économiques privés et aux autres États. Cette vision poursuit l’idéal d’une soustraction absolue de la nation à toute condition externe. Cet idéal ne semble, par ailleurs, pas incompatible, dans l’esprit de ses tenants, avec la possibilité pour tous les pays d’exercer pleinement leur souveraineté en même temps.

Pour les autres, le « souverainisme » repose sur une part d’illusion. Il oublie plusieurs vérités indépassables à commencer par l’inégale répartition des ressources naturelles sur la terre qui ne coïncide pas avec la répartition des humains. L’analyse de la situation actuelle et de l’évolution historique mondiale démontre que le plein exercice de leur souveraineté nationale, par tous les États en même temps, est impossible. Car, hors d’un droit obligatoire à cette échelle, les États ne seront jamais égaux : certains pays sont plus puissants que d’autres et ont le pouvoir (économique, technologique, militaire…) de déterminer les choix de ces derniers, notamment en matière d’ouverture d’accès à leur ressources naturelles et de garantie de l’investissement. Le principe de souveraineté nationale apparaît de ce point de vue comme un obstacle à la sortie d’un monde « régulé » par la loi du plus fort. Car le respect de ce principe interdit l’institution d’un juge qui puisse imposer sa décision à un État.

Du point de vue de l’association aGter et des groupes de travail qui se sont constitués autour d’elle (composé de représentants de mouvement sociaux,d’institutions gouvernementales, de chercheurs) 10, les enjeux attachés à l’utilisation qui est faite des ressources naturelles en un lieu donné concernent, à certains égards, l’humanité entière. Cette dimension de propriété commune des ressources naturelles et de la terre justifie de conférer à un minimum de règles, relatives aux enjeux les plus essentiels, la valeur d’impératifs communs indérogeables, et donc de doter des instances judiciaires internationales et mondiales du pouvoir d’obliger les États et les entreprises. Cette proposition vise à faire respecter quelques règles de vie commune essentielles au plan global et non à instituer un « gouvernement » mondial. Ce dernier trahirait toujours la diversité des sociétés et des individus du fait de l’inextricable problème de représentation qu’il poserait. C’est donc certainement la construction d’une subsidiarité à l’échelle du monde, qui articule les espaces politiques aux différentes échelles en ne laissant à l’échelon supérieur que les seules prérogatives que le débat démocratique entre les échelons inférieurs décidera de lui attribuer, qui peut permettre de faire du commun tout en garantissant la plus grande diversité humaine.

Ensuite, ces règles indérogeables peuvent trouver d’autres garanties à tous les échelons, notamment par le biais de la fiscalité. Les cadres à créer doivent en définitive aboutir à ce que l’exploitation des ressources naturelles pour le seul compte de quelques- uns aux dépens de la communauté locale comme globale s’avère plus couteuse, à celui qui veut les exploiter ainsi, que ce qu’elle lui rapporte. Garantir un bénéfice commun et durable des ressources naturelles suppose de poser de telles limites à l’accaparement.

Il est certain que les changements concrets que la situation actuelle appelle de manière urgente n’auront pas lieu sans le plus large engagement des femmes et des hommes à travers le monde sur le terrain politique pour les exiger et inverser les rapports de forces établis. Débattre des orientations du changement, des horizons à viser, fait partie de cet engagement. C’est indispensable pour mesurer que d’autres modes de fonctionnement sont imaginables, trouver les plus adaptés et raviver le sens de l’action politique par le désir de les concrétiser. Faire entrer toujours plus de citoyennes et de citoyens dans ce débat, c’est rendre possible l’émergence d’une volonté collective dotée du pouvoir de les réaliser.

1 Main basse sur les terres agricoles en pleine crise alimentaire et financière, GRAIN, octobre 2008

2 À untel la collecte des fruits des arbres, à tels autres la culture des champs une partie de l’année, à tels autres le droit d’y faire pâturer leur troupeau le restant du temps, etc.

3} Elle a analysé, parmi les articles collectés quotidiennement et mis en ligne par GRAIN sur le blog farmlandgrab.org, ceux mis en ligne entre octobre 2008 et août 2009.

4 Ce qui ne correspond d’ailleurs qu’à la moitié des projets recensés par la presse sur cette période, celle-ci ne disposant pas de précision quant à la dimension des autres projets qu’elle rapporte.

5 Voir Rising Global Interest in Farmland, Can it yield Sustainable and Equitable Benefits ? », World Bank, Sept. 2010

6 Il peut s’agir d’agences publiques ou encore d’autorités publiques locales (État membre d’une fédération d’États, Province…)

7 La Banque mondiale n’en conclut pas pour autant que des changements d’encadrement drastiques doivent être opérés (voir plus bas).

8 Sentence arbitrale du CIRDI du 17 février 2000, Compania del Desarrollo de Santa Elena c/ République du Costa Rica. Commentaire d’Emmanuel Gaillard dans le Journal du Droit International, 2001, Numéro 1, page 150 et suivantes.

9 Les entreprises en définissent pour elles-mêmes, d’autres relèvent d’initiatives plus « collectives » : la Banque mondiale promeut actuellement ses « Principes d’Investissement Agricole Responsable », l’OCDE révise ses « Principes Directeurs à l’intention des firmes multinationales ».

10 Vous pouvez trouver un certain nombre de documents de travail réalisés ou réunis par l’association sur le site www.agter.asso.fr.

Bibliographie

  • Monique-Chemillier Gendreau, « Le droit international peut-il contribuer à une société mondiale plus équitable ?", réunion thématique aGter, 13 octobre 2009 ;

  • Comité technique « Foncier et développement », « Appropriation de terres à grande échelle : Analyse du phénomène et propositions d’orientations », Agence Française de Développement, Ministère des Affaires Étrangères et Européennes, juin 2010 ;

  • Comité International de Planification de la souveraineté alimentaire (CIP), « Propositions des organisations de la société civile pour les directives de la FAO sur la gouvernance responsable de la tenure de la terre et des ressources naturelles », mars 2011 ;

  • H. Cochet. M. Merlet, « Land grabbing and share of the value added in agricultural processes. A new look at the distribution of land revenues », article presenté lors de la Conférence internationale sur l’accaparement des terres dans le monde organisée par Land Deals Politics Initiative en collaboration avec Journal of Peasant Studies, du 6 au 8 avril 2011.

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