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Pourquoi le projet de loi sur les propriétés titrées aggrave l’insécurité foncière à Madagascar
En dépit des revendications de la société civile, les autorités malgaches n’ont toujours pas organisé de vrai débat national sur les titres fonciers. Elles viennent pourtant de présenter à Antananarivo une version dite finale d’un projet de loi sur les propriétés privées titrées [1]. Ce nouveau texte ne résout pas les problèmes de la précédente version dénoncés par la Solidarité des Intervenants sur le Foncier -SIF- et le Collectif TANY en décembre 2016 [2]. Loin d’être écartée, la possibilité accordée aux non citoyens malgaches de posséder un titre foncier, et donc de devenir propriétaires de terrain à Madagascar, est reportée à une autre loi [3]. Ce communiqué, destiné principalement aux rédacteurs du projet de loi et aux décideurs, concerne tous les Malgaches. Il met en évidence les risques d’aggravation de l’insécurité foncière pour de nombreux citoyens malgaches, notamment paysans.
Selon l’article 47, « la transformation des certificats fonciers en titres fonciers » reste « obligatoire » « en cas de morcellement, de saisie et d’hypothèque de la parcelle certifiée ». Cette obligation maintenue met en difficulté les paysans et petits exploitants qui avaient fourni l’effort de légaliser leurs terrains par un certificat foncier, document moins coûteux et plus accessible pour eux que le titre. De plus, l’insistance sur cette transformation comme condition de réalisation de ces procédures manifeste une remise en question des lois liées à la réforme foncière de 2005 - lois 2005-019 du 17 octobre 2005 et 2006-031du 24 novembre 2006 - et contredit les déclarations de consolidation de la réforme foncière mentionnées dans la nouvelle Lettre de Politique Foncière 2015-2030 et le Programme National Foncier 2016-2020. Une telle disposition confirme la volonté d’asphyxier progressivement les titulaires de terrains certifiés, constitués surtout de petits paysans. Elle doit être impérativement supprimée.
Par ailleurs, une idée nouvelle, vraisemblablement relative au cas d’erreur de bornage, frappe les esprits dans cet article 47 : « En cas de réduction ou augmentation de la superficie par rapport à celle prévue dans l’acte de transfert de propriété, sans modification de la forme du terrain après bornage, le requérant et/ou l’acquéreur doit accepter le résultat de l’opération de bornage ». L’application des dispositions légales pertinentes relatives à l’erreur et ses conséquences juridiques devrait être requise clairement.
D’après l’article 4, « Les tombeaux se trouvant ainsi sur un terrain immatriculé ne peuvent cependant être, ni modifiés, ni agrandis sans le consentement du propriétaire du terrain ». Cela suppose que le propriétaire du terrain n’est pas le descendant des personnes ensevelies dans les tombeaux. Or, dans un tel cas, le dit propriétaire ne peut avoir immatriculé le terrain ou bien l’a fait au mépris des us et coutumes locales et sans consultation éclairée de la famille des défunts. Il y a donc une contradiction qui touche à ce qui est de plus sacré dans la culture malgache.
En vertu de l’article 6, « Pour le cas des périmètres miniers, avant toute exploitation, le titulaire du permis minier doit passer un contrat avec le propriétaire du sol inscrit au titre foncier ». Mais rien n’est dit en cas de refus d’un propriétaire du sol de passer un contrat avec un titulaire de permis minier, pour cause d’opposition à l’exploitation ou de désaccord sur les termes du contrat. Le détenteur du permis minier pourrait-il tout de même commencer l’exploitation ? Cette situation existe déjà et se reproduit à travers le pays.
Souvent les responsables du Foncier disent qu’ils ne sont pas concernés par les problèmes de sous-sol. Or les décideurs ont eux tendance à prioriser les investisseurs miniers. Etant donné que quasiment la moitié de la surface de Madagascar contient des minerais dans le sous-sol, des villes ou villages, des habitations, champs de cultures et pâturages, forêts ... risquent d’être sacrifiés. C’est pourquoi nous réitérons nos propositions sur les principes relatifs au Foncier à respecter dans le Code minier [4]. A savoir que cette obligation de contrat avec le propriétaire du sol doit être réalisée en amont, avant l’octroi du permis minier.
Selon l’article 40, « En cas d’expropriation pour cause d’utilité publique, les titulaires de droits réels inscrits ne peuvent exercer ces droits que sur l’indemnité d’expropriation conformément aux dispositions des lois et règlements en la matière ». Il convient de noter que l’indemnité d’expropriation doit assurer la jouissance du droit au logement, entendu comme le droit à un lieu où l’on puisse vivre en sécurité, dans la paix et la dignité ; et du droit à une nourriture suffisante au sens de la possibilité d’obtenir cette nourriture d’une manière durable et des possibilités de tirer directement son alimentation de la terre ou d’autres ressources naturelles ; tels qu’assurés par la propriété et l’occupation avant l’expropriation, conformément aux obligations internationales de l’État.
Cette obligation est basée sur l’article 11, paragraphes 1 et 2, du Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels, ratifié par Madagascar le 22 septembre 1971 et qui a une valeur supérieure à la loi, selon l’article 137, paragraphe 4, de la Constitution de la IVè République Malgache [5]] et la hiérarchie des normes juridiques.
A partir de l’article 44, le projet de loi précise la composition du Tribunal Spécial Terrier, pour la consécration des droits de propriété, d’une part, pour la reconstitution et la délivrance de second duplicata du titre foncier, d’autre part.
Son président est un « Inspecteur des domaines assermenté justifiant cinq années d’ancienneté dans ce corps désigné par arrêté du Ministre chargé des domaines. » (Article 46) Les assesseurs sont « Un représentant de la Commune, le Chef Fokontany de la situation des biens ou son représentant, un greffier issu du corps des assistants rédacteurs des domaines », le 4ème assesseur est « Un fonctionnaire du cadre des Contrôleurs des domaines avec au minimum 5 ans d’expériences » dans le premier cas, « Un géomètre expert fonctionnaire » dans le second cas.
Bien que cette nouvelle composition intègre le chef Fokontany et un représentant de la Commune, les employés des services des Domaines restent majoritaires. Par ailleurs, si le Tribunal Spécial Terrier aspire à être « au même rang que le Tribunal de Première Instance », sa composition doit également avoir la même qualité d’indépendance vis-à-vis de l’objet du litige à trancher, pour éviter d’être à la fois juge et partie, notamment dans sa fonction de consécration des droits de propriété.
Comment un Tribunal qui a rang de Tribunal de Première Instance pourrait-il être présidé par un Inspecteur des Domaines, relevant du pouvoir exécutif ? C’est contraire à « la démocratie et au principe de l’Etat de droit [qui] constituent le fondement de la République » (art. 1er, alinéa 3, de la Constitution) ainsi que des principes y associés tels que le respect de l’éthique du pouvoir et de la bonne gouvernance dans la conduite des affaires publiques (9e paragraphe du Préambule de la Constitution) [6]..
La dernière phrase de l’article 57 précise que « les jugements rendus par le Tribunal Spécial Terrier ne sont pas susceptibles d’opposition ». Si ce dernier paragraphe implique que le Tribunal Spécial terrier statue en dernier ressort et que ses jugements ne sont pas susceptibles de recours, il est à supprimer car contraire à l’obligation internationale de l’Etat malgache d’assurer une bonne administration de la justice, en particulier l’accès à un tribunal de seconde instance (art. 14, par. 5 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques, ratifié par Madagascar le 21 juin 1971, sans aucune réserve) [7].
Selon l’article 88 – « Tout immeuble ayant fait l’objet d’un titre foncier doit être exploité directement ou indirectement par son propriétaire. Si le propriétaire ne s’est pas conformé aux obligations ci-dessus, ou si l’immeuble est considéré comme vacant au sens de l’article 18 de la loi 2005-019 du 17 octobre 2005, il y aura abus de droit de propriété. Dans ce cas, toute personne intéressée, à ses frais, ou l’Etat représenté par le Chef de la circonscription domaniale et Foncière peut déclencher la procédure de transfert de la propriété au nom de l’Etat malagasy. Ce principe est appelé sanction de l’abus de droit de propriété. […] Cette sanction est applicable à l’encontre du propriétaire ou du titulaire du droit lorsque ce dernier n’exploite pas son immeuble pendant un délai de vingt (20) ans à compter de la date de l’inscription de son droit sur le titre foncier ou le titre cadastral.[…] »
Au vu de l’importance dans le texte des impacts de la non-exploitation des terres et afin de faciliter la compréhension, il serait préférable de déplacer juste après l’article 88 l’article 96 actuel pour indiquer d’emblée les terres considérées comme exploitées.
L’article 89 stipule que « la sanction de l’abus de propriété [..] peut, dans tous les cas, être invoquée à tout moment, dès que le temps nécessaire couru depuis avant même l’application de la présente loi est accompli, sauf les causes d’interruption et de suspension de droit commun ». Cet article est contraire au principe de non rétroactivité des lois et des peines (nullum crimen nulla poena sine lege, un principe général de droit), qui est aussi un droit de l’homme consacré à l’article 13, paragraphe 3, de la Constitution de la IVe République : « Nul ne peut être puni qu’en vertu d’une loi promulguée et publiée antérieurement à la commission de l’acte punissable ». Sur cette base, la rétroactivité du point de départ du délai de 20 ans de non exploitation implique qu’un propriétaire risque d’être dessaisi de son bien dans les semaines ou mois suivant la promulgation de la loi, alors que l’obligation d’exploiter l’immeuble sous peine de transfert à l’Etat n’existe qu’à partir de cette promulgation. L’effet de l’article 89 permettrait donc à l’Etat de s’approprier des terrains non exploités dans un délai plus bref que les 20 ans prévus par la loi. La remise en question de cet article est inévitable.
L’article 91 stipule que « La commission, munie d’un plan de la propriété délivré par le service topographique, se transporte sur les lieux et procède à la constatation de l’état d’exploitation de l’immeuble, en présence comme en l’absence du propriétaire ou de son représentant, le cas échéant du créancier dûment convoqué par lettre recommandée avec accusé de réception ou par voie administrative conformément aux dispositions du Code de Procédure Civile, un mois avant la date à laquelle la commission doit procéder à la visite des lieux ». Ce point de vue est très contestable. La commission ne peut procéder à une constatation en l’absence du propriétaire ou de son représentant qu’en cas de non réponse à la convocation dûment reçue selon l’accusé réception de la lettre recommandée.
Par ailleurs, l’article 91 ajoute que « La procédure de transfert à l’Etat est publique et contradictoire ». Ce caractère contradictoire rend obligatoire la présence du propriétaire ou de son représentant, sauf dans le cas d’exception mentionné ci-dessus [8].
Si un créancier est concerné par ce transfert à l’Etat de propriété non exploitée, un paragraphe particulier devrait être accordé au sujet.
Quant à la fin de cet article 91 « Le Procès-Verbal indique d’une façon expresse si la propriété est ou non exploitée, en totalité ou en partie et si le transfert à l’Etat doit être ou non prononcé pour tout ou partie de la propriété ou le classement de la demande », le pourcentage exact de la partie non exploitée qui justifiera un transfert partiel devra être précisé, ici ou à l’article 96 relatif à la définition de l’exploitation. Pour éviter tout abus de transfert, même une exploitation totale devrait être définie avec précision. Par exemple, la culture sur 13 ha d’un terrain de 14 ha constitue-t-elle une exploitation totale ou serait-elle encore passible de transfert à l’Etat sur le dernier hectare laissé en friche ?
L’article 99 institue une double peine fiscale contre un propriétaire exproprié. En effet il mentionne que le « transfert de propriété à l’Etat dans les conditions prévues par la présente loi n’emporte pas extinction des impôts antérieurement exigibles y afférents lesquels seront recouvrés par le service fiscal », alors que l’article 13 de la Constitution en vigueur précise que « Nul ne peut être puni deux fois pour le même fait ». Cela est d’autant plus injuste que l’Etat pourrait se faire payer les impôts sur les revenus que lui rapportera la location de la propriété devenue domaine privé de l’Etat, par exemple.
Le Collectif TANY réitère ces questions restées sans réponse : « Pourquoi la redistribution de ces terrains titrés aux occupants, après leur transfert à l’Etat, ne figure-t-elle pas dans ce projet de loi fixant le régime juridique de l’immatriculation et de la propriété privée foncière titrée, comme l’avait annoncé Monsieur le Président de la République Malgache ? Quels sont les vrais objectifs de ce transfert précipité des terrains titrés non exploités à l’Etat ?
La revue attentive de la version supposée finale du « projet de loi n°2017__fixant le régime juridique de l’immatriculation et de la propriété foncière titrée » a révélé des problèmes dont les conséquences renforcent l’insécurité foncière des citoyens à divers niveaux. Cela justifie pleinement
l’utilité d’une vigilance de tous les citoyens à chaque instant vis-à-vis des actions, propositions et projets sur les terres à Madagascar,
et la nécessité de l’implication de tous les citoyens de toutes les régions par les autorités et techniciens dans les discussions et débats concernant les projets de loi, en particulier lorsqu’ils concernent de loin ou de près les terres.
Le foncier est primordial pour la vie et la survie des Malgaches. Il est donc essentiel que la loi sur les propriétés titrées respecte les normes juridiques et de bonne gouvernance. Mais les terrains non titrés doivent également être considérés et respectés, qu’ils soient certifiés ou possédés par les familles selon le droit malagasy.
Paris, 12 mai 2017
patrimoine.malgache@yahoo.fr
[1] Projet de loi n°2017__fixant le régime juridique de l’immatriculation et de la propriété foncière titrée
[2] http://terresmalgaches.info/spip.php?article149 : « Le projet de loi fixant le régime juridique de l’immatriculation et de la propriété foncière titrée doit faire l’objet d’un débat national ».
[3] Article 126 du (1) – « Les dispositions spécifiques relatives à l’accession à la propriété foncière par les étrangers restent soumises à la loi n° 2007.036 du 14 Janvier 2008 sur les investissements à Madagascar ».
[5] Constitution de la IVè République de Madagascar
> TITRE IV DES TRAITES ET ACCORDS INTERNATIONAUX : Article 137.- […] Les traités ou accords régulièrement ratifiés ou approuvés ont, dès leur publication, une autorité supérieure à celle des lois, sous réserve, pour chaque accord ou traité, de son application par l’autre partie. […
[6] Constitution de la IVè République de Madagascar :
> Art. 1er, alinea 3 : « La démocratie et le principe de l’état de droit constituent le fondement de la République. »
> 9è paragraphe du Préambule : « Considérant que l’épanouissement de la personnalité et de l’identité de tout Malagasy, est le facteur essentiel du développement durable et intégré dont les conditions sont, notamment :
la préservation de la paix, la pratique de la solidarité et le devoir de préservation de l’unité nationale dans la mise en oeuvre d’une politique de développement équilibré et harmonieux ;
le respect et la protection des libertés et droits fondamentaux ;
l’instauration d’un État de droit en vertu duquel les gouvernants et les gouvernés sont soumis aux mêmes normes juridiques, sous le contrôle d’une justice indépendante ; - l’élimination de toutes les formes d’injustice, de corruption, d’inégalités et de discrimination ;
la gestion rationnelle et équitable des ressources naturelles pour les besoins du développement de l’être humain ;
la bonne gouvernance dans la conduite des affaires publiques, grâce à la transparence dans la gestion et la responsabilisation des dépositaires de la puissance publique ;
la séparation et l’équilibre des pouvoirs exercés à travers des procédés démocratiques ;
la mise en oeuvre de la décentralisation effective, par l’octroi de la plus large autonomie aux collectivités décentralisées tant au niveau des compétences que des moyens financiers ;
la préservation de la sécurité humaine
[7] 5. Toute personne déclarée coupable d’une infraction a le droit de faire examiner par une juridiction supérieure la déclaration de culpabilité et la condamnation, conformément à la loi.
[8] en cas de non réponse à la convocation dûment reçue selon l’accusé réception de la lettre recommandée.