Monsieur Le Premier Ministre,
Nous, membres du Collectif pour la Défense des Terres Malgaches – TANY, souhaitons que votre nomination par le Président de la République au poste de grande responsabilité de Premier Ministre de Madagascar soulagera la détresse dans laquelle vit la majorité de la population malgache et souhaitons attirer particulièrement votre attention sur un sujet brûlant actuel.
Un projet de loi sur les propriétés privées titrées en cours de discussion au niveau ministériel contient un article qui cherche à donner les mêmes droits d’accès à la propriété foncière aux Malgaches et aux étrangers. [1]
Par ailleurs, l’article 99 du projet de loi dit : «-L’accession à la propriété foncière pour les étrangers est soumise aux dispositions spécifiques en la matière et plus particulièrement par la loi 2003.029 du 27 août 2003. ». Nous parlerons de l’accession à la propriété foncière pour les étrangers qui, à notre connaissance, se trouve dans la loi 2003-028 promulguée le même jour. [2]
Le Collectif TANY et d’autres organisations de la société civile malgache avaient lancé des alertes depuis plusieurs mois contre la tendance des dirigeants et décideurs à Madagascar à sacrifier l’avenir de la majorité des Malgaches pour faire plaisir aux investisseurs étrangers [3].
Le « climat des affaires » ne s’améliorera pas par la cession généralisée des terres malgaches aux étrangers
Comme tous les citoyens de Madagascar et du monde le savent, la frilosité relative des investisseurs à venir (ou à revenir) dans la Grande Ile trouve sa principale explication dans l’absence de confiance des investisseurs nationaux et étrangers [4] en la gouvernance et à l’efficacité des dirigeants. A cela s’ajoute l’insuffisance des infrastructures, routières notamment, et l’intermittence aggravée de la disponibilité d’énergie électrique qui rendent difficilement réalisable et rentable toute exploitation industrielle.
Ne voulant pas ou ne réussissant pas à régler ces problèmes, les dirigeants et décideurs, bradent aux étrangers les terres, dont la valeur est sacrée vis-à-vis des ancêtres et la disponibilité pour les Malgaches cruciale pour la survie et le développement des générations actuelles et futures.
La loi 2003-028 a été mise en place et promulguée en 2003 pour permettre l’acquisition en pleine propriété de terrains à Madagascar aux sociétés à capitaux étrangers qui projettent d’investir plus de 500 000 dollars US. L’arrivée des investisseurs à Madagascar qui s’en est suivie a dû être insatisfaisante, c’est pourquoi l’équipe au pouvoir a conçu et fait voter la loi 2007-036 en enlevant le critère du montant de l’investissement de 500 000 dollars.
Combien d’investisseurs sérieux et compétents sont venus à Madagascar, suite à cela ? Quel développement pour les Malgaches les privilèges que les régimes successifs ont accordés à ces investisseurs ont-ils apporté ? Notre pays se situe au plus bas dans les statistiques macroéconomiques mondiales, la majorité de la population vit dans des conditions de plus en plus précaires.
Les dirigeants et décideurs malgaches sont responsables, des organismes internationaux sont complices.
Diverses structures et institutions internationales exercent par ailleurs des pressions dans le sens du désengagement progressif de l’Etat de toute la gestion économique du pays, au profit des entreprises du secteur privé. Le Fonds Monétaire International et la Banque Mondiale ont imposé l’ajustement structurel dans les années 1980, des immeubles, terrains et bâtiments, ont été appropriés par des étrangers dans le cadre de la privatisation des sociétés nationales.
En 2013, le Collectif TANY avait lancé des alertes face au projet de la Commission de l’Océan Indien - « Madagascar, grenier de l’Océan Indien » - dont le but était d’assurer la sécurité alimentaire des 5 îles de l’Indianocéanie, les visées sur les terres malgaches à peine voilées [5]. L’atteinte des objectifs déclarés de ce projet s’avère douteuse pour les commentateurs lucides [6] et le danger pour la sécurité et la souveraineté alimentaires des Malgaches évident car la production de denrées alimentaires donnera la priorité aux exportations.
Après la conférence des bailleurs de ce projet de la COI, qui s’est déroulée en février 2015 [7], l’Organisation Mondiale du Commerce (OMC) a entrepris un « examen de la politique et des pratiques commerciales de Madagascar » [8]. A la réunion de l’OMC de novembre 2015 a été lancé un rapport de la Conférence des Nations Unies pour le Commerce et le Développement (CNUCED) sur Madagascar intitulé « Examen de la politique d’investissement ». Ce rapport mentionne dans ses recommandations que « la restriction de l’accès par les étrangers à la propriété foncière peut constituer un frein à l’investissement » et qu’il convient de « Clarifier le régime concernant l’autorisation d’acquisition foncière pour les étrangers ». (…) « La possibilité des investisseurs d’étrangers d’accéder à la propriété ayant été suspendue en 2009, selon cet organisme, (…), il recommande de :
En cas de levée de la suspension, rendre son octroi automatique sous réserve du respect de critères objectifs,
clairs et prédéterminés inclus dans la Loi des investissements afin de rendre le régime prévisible;
En cas de maintien de la suspension, retirer les dispositions relatives à l’autorisation d’acquisition foncière de la Loi des investissements » [9].
Monsieur Le Premier Ministre, le Ministre de l’Industrie du gouvernement précédent qui est devenu Ministre chargé du Foncier dans le gouvernement que vous dirigez, a toujours défendu ce rapport du CNUCED [10]. A-t-il été nommé à ce nouveau poste pour mettre en place les changements de loi qui donneront les mêmes droits à la propriété des terres aux Malgaches et aux étrangers ? Qui a pris la décision d’opter pour l’élargissement de la possibilité d’acquérir des terres pour tous les étrangers ?
Beaucoup de Malgaches et de citoyens dans le monde se demandent pourquoi les dirigeants malgaches prennent des engagements si désavantageux pour les Malgaches, quelles promesses ont-ils fait et en échange de quoi ?
Pour ne citer que quelques exemples : Marc Ravalomanana, dont les partisans ont eu tendance à louer les mesures « nationalistes » a promulgué les lois 2003-028 puis 2007-036 qui ont autorisé pour la première fois l’achat de terres par des sociétés étrangères. Son régime a ensuite initié le projet Daewoo aujourd’hui suspendu.
En 2014, dès son arrivée au pouvoir, Hery Rajaonarimampianina a lancé des appels aux investisseurs en France, en Afrique du Sud et en Israël pour venir prendre les terres disponibles à Madagascar. Pendant la Transition a été créée la société Madagascar Development Corporation, un joint-venture entre l’Etat malgache (15%) et le fonds chinois China International Fund (85%) destiné à investir dans quasiment tous les secteurs économiques. [11]
Les liens spécifiques des différents organismes internationaux et puissances étrangères avec les équipes successives au pouvoir et chacun des responsables malgaches, méritent une recherche plus approfondie.
Les investissements étrangers ne favorisent pas réellement le développement de Madagascar.
L’argument avancé par les dirigeants, décideurs et experts nationaux et internationaux pour justifier leurs choix et agissements est le « développement de Madagascar » que les citoyens malgaches seraient incapables d’assurer.
Comment ce pays pourrait-il devenir moins pauvre et plus riche, quand les lois malgaches sur les zones franches, les conventions d’établissement comme celles de QMM ainsi que les nombreux accords de partenariat signés par Madagascar avec différents pays développés exonèrent les grandes sociétés de nombreux impôts et taxes ? La puissante multinationale QMM-Rio Tinto qui a commencé à exploiter en 2009 n’a signé son premier bail emphytéotique qu’en 2012, celui-ci a dû être re-signé ainsi qu’une convention-cadre récemment car le premier était contestable sans compter le nombre d’emplois créé pour les Malgaches tout à fait décevant et les impacts négatifs sur les communautés locales expulsées. Les informations recueillies en décembre 2015, confirment que la société Ambatovy n’avait toujours pas effectué le règlement des redevances et ristournes destinées aux communes impactées par ses activités minières (voir note de bas de page n°16). Cette compagnie ayant hypothéqué une partie des terrains loués dans le cadre du bail emphytéotique, les problèmes actuels de la société et les prix très bas des minerais sur le marché mondial actuel nous font craindre la perte de ces terrains pour Madagascar.
Aucun espoir de développement économique national conséquent et durable ne peut exister quand les dirigeants et décideurs de ce pays particulièrement riche en ressources minières ne proposent dans le projet de révision du Code minier qu’une légère amélioration des redevances minières actuelles [12], alors qu’ils doivent emprunter auprès de plusieurs banques des millions de dollars pour les aménagements agricoles, la production d’énergie et la construction de routes [13].
D’une manière générale, « les législations en vigueur ne prévoient pas de dispositions explicites concernant l’obligation pour les investisseurs à appliquer un quelconque mécanisme de partage des bénéficies avec la population, les bénéfices favorisent largement les investisseurs », selon un rapport d’évaluation commandé par la Banque Mondiale, dans la partie relative aux investissements sur les terrains de vaste surface. [14] Par contre, un recensement foncier a été entrepris début 2016 dans des villes comme Antsiranana-Diégo-Suarez, avec le soutien du Pôle Intégré de Croissance de la Banque Mondiale, en vue d’assurer le règlement des impôts fonciers par tous les habitants [15]. Et la pression fiscale sur les petits et moyens opérateurs économiques malgaches de toutes les régions devient de plus en plus contraignante et insupportable depuis quelques années.
Accorder des privilèges encore plus importants à des investisseurs étrangers en plus grand nombre risque d’appauvrir la majorité des Malgaches de manière encore plus criante, Monsieur Le Premier Ministre !
Accorder des titres fonciers à tous les étrangers provoquera une nouvelle colonisation des Malgaches
De nombreuses plantations agricoles parmi les 50 projets d’investissements agricoles sur plus de 1 000 ha recensés entre 2005 et 2011 et utilisant les méthodes et la technologie de l’agro-industrie ont échoué pour diverses raisons. Ce qui démontre que les problèmes de l’agriculture malgache ne relèvent pas principalement de fautes ou d’inexpérience des paysans malgaches qui travaillent selon le système de l’agriculture familiale paysanne. Vouloir les remplacer par des sociétés et agriculteurs venant d’autres pays ne constitue donc pas une solution pour la sécurité alimentaire, ni pour Madagascar, ni pour l’Indianocéanie.
Par ailleurs, accorder les mêmes droits à l’ « immatriculation d’immeubles », c’est-à-dire à l’accès à la propriété et aux titres fonciers, aux sociétés et personnes non malgaches ou venant de l’extérieur, ne créera pas un système « égalitaire » comme l’a écrit un journaliste (voir note de bas de page n°5), mais exclura les paysans et citoyens malgaches de leurs terres ancestrales et des terrains que les familles malgaches ont cultivés pour se nourrir.
En effet, comme vous le savez sûrement, Monsieur le Premier Ministre, acquérir un titre foncier nécessite beaucoup de temps et beaucoup d’argent. La grande majorité des Malgaches vit sur leurs terres sans titre foncier et plus de 1 000 communes sur les 1693 ne disposent pas de guichets fonciers qui seuls peuvent délivrer des certificats fonciers. La pauvreté extrême actuelle dans laquelle se trouve la plupart des Malgaches non richissimes ne leur permet donc pas d’entrer en concurrence avec les personnes étrangères sur un même pied d’égalité, les
investisseurs et sociétés à capitaux étrangers bénéficient en plus de l’appui de l’EDBM (Economic Development Board of Madagascar) qui effectue et accélère leurs démarches administratives.
L’adoption éventuelle des articles 8 et 99 du projet de loi sur les propriétés privées titrées risque donc d’amener rapidement l’immatriculation de tout le territoire au nom d’étrangers et la majorité des Malgaches sera en danger
d’expulsion définitive de leurs terres, puisque les titres sont « inattaquables et définitifs » selon ce projet de loi.
Les investissements sont utiles et nécessaires, travailler et échanger avec les citoyens des autres nationalités est enrichissant pour tous, mais pas à n’importe quel prix. Normalement, chaque partie négocie la défense de ses intérêts et bénéfices avant la signature d’un contrat. Les objectifs principaux des responsables malgaches au cours de ces négociations devraient logiquement accorder la priorité aux intérêts de la majorité des citoyens et paysans malgaches et à la préservation de leurs droits sur les terres malgaches. Les déshabiller de leurs droits fonciers de manière définitive, comme le prévoit ce projet de loi, s’avère irresponsable et inacceptable.
Les revendications et propositions du Collectif TANY
La possibilité pour les étrangers de posséder des terrains titrés doit être retirée du projet de loi sur les propriétés privées titrées. Les terres malgaches doivent rester en permanence un bien commun à tous les Malgaches en tant que «tanindrazana ». « Vendre les terrains aux étrangers » constitue un tabou dans la culture malgache depuis toujours [16].
Un grand nombre de protestations de citoyens malgaches contre l’accaparement de leurs terres dans différentes régions est diffusé sur les réseaux sociaux et dans la presse [17]. Tout comme les citoyens des autres pays [18], la majorité des citoyens malgaches n’acceptera pas d’être dépouillés de leur terre, leur bien le plus précieux, le seul bien que possèdent de nombreux paysans malgaches.
Les habitants de la région Sofia protestent actuellement contre l’accaparement de leurs terres par des Chinois (voir note de bas de page n°17). Expliquez aux députés et au peuple malgache ce qui se passe, Monsieur Le Premier Ministre, et demandez aux responsables de rendre leurs terres aux habitants de la région Sofia !
Le Collectif TANY réitère sa demande de diffusion à tous les citoyens sur un site internet des informations sur les terrains de l’Etat déjà vendus ou loués avec le détail de chaque contrat. Une réunion interministérielle en a discuté après la première série d’inventaire des terrains privés de l’Etat mais nous attendons toujours. Les citoyens malgaches ont le droit de savoir ce que les responsables successifs ont fait des terres malgaches.
Un accord vient d’être signé entre Maurice et Madagascar sur une zone spéciale économique à Fort-Dauphin [19]. S’agit-il d’une vente ou d’un bail emphytéotique ? s’il s’agit d’une location, à quel prix et combien d’années dure le bail ? Quelle surface sera concernée et quelles activités y seront menées ? Quel nombre d’emplois est attendu ?
Un accord sur « l’octroi de deux mille (2000) parcelles de terrain à des Musulmans » aurait été signé par l’Etat. Quels sont les termes du contrat ? Qui sont les bénéficiaires ? Quels sont les objectifs ? [20]
Le Collectif TANY confirme sa proposition d’organiser la participation de tous les citoyens malgaches à la maîtrise et à la gestion des terrains de chaque commune (voir Newsletter), face à la gouvernance opaque et très discutable des terres malgaches par les responsables nationaux et locaux.
Enfin, Monsieur Le premier Ministre, la Loi d’Orientation sur l’Aménagement du Territoire votée à la dernière session de l’Assemblée nationale dit dans son article 14, que le Premier Ministre « décide des mesures de mise en oeuvre de l’aménagement du territoire en collaboration avec les autorités des Collectivités territoriales décentralisées ». Cette Loi d’Orientation vise à « assurer une répartition équilibrée de la population et des activités sur l’ensemble du territoire national » et à « garantir la cohérence des activités publiques et privées qui
contribuent au développement économique et social du territoire » (selon le projet de loi car la loi votée n’a pas encore été publiée). Dans le cadre de la cohérence avec ces objectifs, le Collectif TANY propose que le Ministère d’Etat en charge des Projets Présidentiels, de l’Aménagement du Territoire et de l’Equipement, chargé du Foncier, accorde la priorité et l’urgence aux projets de lois légalisant les droits d’usage coutumiers sur les trois quarts des terrains de toute l’île qui ne sont pas titrés et certifiés, en application des Directives volontaires pour une gouvernance responsable des régimes fonciers applicables aux terres, aux pêches et aux forêts dans le contexte de la sécurité alimentaire nationale adoptées par le Comité de Sécurité Alimentaire en mai 2012 [21], afin de sécuriser les droits fonciers des paysans, des communautés locales, de la majorité des Malgaches sur l’ensemble du territoire de Madagascar.
Le Collectif TANY s’exprimera bientôt sur les autres points du projet de loi sur les propriétés privées titrées mais demande dès maintenant le retrait des propositions qui généralisent l’acquisition de titres fonciers par les étrangers - les articles 8 et 99 de ce projet de loi en l’occurrence, car ils sont dangereux pour le développement et la survie de la majorité des Malgaches.
Nous vous remercions, Monsieur Le Premier Ministre, de l’attention que vous accorderez à nos revendications et des solutions en faveur des intérêts et du développement du peuple malgache que vous adopterez.
Paris, le 7 mai 2016
Le Collectif pour la défense des terres malgaches - TANY
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