Les accaparements de terres en Amérique centrale ont été moins « médiatisés » que dans certaines régions du monde où le phénomène s’est développé de manière relativement récente et a parfois pris des dimensions spectaculaires. Pourtant, l’observation du processus de (re)concentration des terres, plus ancien dans la région, permet d’en analyser les conséquences à plus long terme et de comprendre comment a été construite la trame qui sous-tend cette situation. Les effets ne se déclinent pas seulement en termes économiques. Ils mettent aussi en lumière les résultats de choix politiques négociés au niveau supranational. En attestent les pressions que les États-Unis, se réclamant des accords de libre échange signés au début des années 2000 avec les pays d’Amérique centrale (DR-CAFTA), exercent aujourd’hui sur le gouvernement d’El Salvador pour l’empêcher de favoriser son agriculture locale. Outre la dépendance et les menaces sur la souveraineté alimentaire, il faut également prendre en compte les répercussions en matière de contrôle territorial et de restriction des droits.
S’il est un lieu emblématique de la violence qui caractérise les accaparements de terres, c’est la vallée du Bas Aguán au nord-est du Honduras, où quelques grands propriétaires terriens producteurs d’huile de palme livrent une bataille cruelle contre les organisations paysannes qui depuis des années réclament la restitution des terres assignées à un usage social.
À plusieurs reprises, Agter a rendu compte de ces conflits [1], dont le suivi, malheureusement, prend plus souvent la forme d’une chronologie macabre que du constat de la volonté des autorités d’y apporter une solution juste et digne.
L’option préférentielle pour la monoculture de la palme adoptée par le gouvernement du Honduras a requis la mobilisation de tous les moyens institutionnels et coercitifs pour saborder toutes les tentatives des organisations paysannes d’échapper à la dépendance vis-à-vis des grands propriétaires terriens qui contrôlent toute la chaîne de production.
Négociés dans des conditions qui lui étaient déjà extrêmement défavorables, les accords pour accéder à la terre [2] souscrits en avril 2010 par le MUCA [3], se sont vus récemment remis en question. En juin dernier, argumentant « qu’il n’y avait plus de terres » à distribuer dans l’Aguán, le directeur de l’Institut national agraire (INA) a proposé de substituer les terres par l’octroi d’une usine de transformation d´huile de palme. « L’INA remplit la fonction de ’guichet d’enregistrement de titres de propriété’ et de médiateur dans les processus d’achat-vente de terres », explique Gilberto Ríos de FIAN Honduras. Ce qui permet de comprendre que « lorsque le directeur de l’INA ’s’excuse auprès des paysans’ de l’absence de terres, il ne se réfère pas à celles susceptibles d’être distribuées dans le cadre de la loi de réforme agraire, mais bien à celles négociables au prix du marché ».
Dans le cas du MARCA [4] qui, sûr de son fait, avait opté pour livrer bataille sur le terrain juridique, la déconvenue a été plus terrible encore. En juin 2012, après 18 ans de procédure, le verdict prononçant la restitution de plusieurs propriétés aux paysans, a été promptement cassé par la Cour suprême de justice. Le 22 septembre 2012, l’avocat du MARCA, Antonio Trejo Cabrera, était assassiné (et quelques mois plus tard, son frère qui avait élevé la voix pour réclamer justice). Depuis réoccupations et expulsions se succèdent avec leur lot de détenus, de blessés et de morts dans les propriétés en dispute : El Despertar, La Trinidad, San Isidro et Paso Aguán. C’est dans cette dernière, placée sous la vigilance des milices de sécurité privée du magnat de la palme Miguel Facussé Barjum que, le 2 juillet 2012, avait été découvert le corps de Gregorio Chávez, sept jours après avoir été séquestré. Le 25 avril 2013, c’est le corps de José Antonio Lopez Lara disparu le 29 avril 2012 qui était exhumé sous la supervision d’organisations de défense des droits humains.
« Gregorio Chavez » c’est le nom que s’est donné le groupe de paysans qui le 5 mai dernier, a réinvesti « Paso Aguán ». Le 21 mai l’intervention brutale de 300 militaires, secondée par une quarantaine de d’agents de sécurité privée, à La Trinidad et El Despertar, au cours de laquelle plusieurs personnes ont été blessées et d’autres détenues, a suscité l’indignation internationale [5]. La situation est si inquiétante que, depuis début mai, la Commission Inter américaine des Droits Humains (CIDH) a étendu la liste déjà étendue de personnes pour lesquelles elle recommande des mesures de protection à l’ensemble des organisations paysannes de l’Aguán. Le 28 mai, 108 membres du Congrès des États-Unis ont écrit au secrétaire d’État John Kerry pour exprimer leur préoccupation à propos de la détérioration de la situation des Droits Humains. Auparavant en 2013, mandaté pour évaluer le respect des règles d’éthique dans l’attribution d’un prêt de la Société Financière Internationale (du groupe Banque mondiale) à la Corporation Dinant (propriété de Miguel Facussé), le Compliance Advisor Ombudsman (CAO), a rendu un rapport accablant et préconisé le gel du deuxième versement prévu à hauteur de 15 millions de dollars. Mais sourd aux avertissements qui se multiplient, le gouvernement persiste dans la surenchère militariste pour régler le problème de la violence dans l’Aguán, terme générique destiné à alimenter la confusion en créant un amalgame entre violence sociale et violence imputée au narco-trafic et au crime organisé.
Parallèlement aux expulsions de paysans qui se déroulent presque quotidiennement, les autorités ont cherché à donner le change en mettant en place en février dernier, une force interdisciplinaire (armée, justice police) chargée d’enquêter sur les crimes dans l’Aguán. Dans ce cadre, près de quarante exhumations ont été ordonnées sans l’accord des familles et en tenant soigneusement à l’écart (voire en menaçant ouvertement) les organisations indépendantes de défense des droits humains. Quant à Miguel Facussé, l’annonce, le 22 mai dernier, du désarmement de ses employés de sécurité privée, a été peu après suivie de l’offre de céder une partie de « ses terres » pour la construction de maisons destinées aux militaires mobilisés dans le cadre de l’opération « Xatruch [6] ». Au regard de cette occupation militaire qui semble vouloir s’installer dans la durée, gageons que l’investissement sera vite amorti.